6. L’attente des béorites
Le soleil allait bientôt se coucher et le bateau n’avait toujours pas bougé. Les béorites avaient palabré presque toute la journée ! Hulot voulait rebrousser chemin vers Upsgran, et Helmic insistait pour continuer vers l’archipel.
— Les hommes-ours sont une race très démocratique et ce genre de conflit survient souvent, expliqua Amos à Otarelle. Il faut attendre que l’une des deux parties cède pour bouger dans un sens ou dans l’autre. Le rôle d’un bon capitaine et d’un bon chef consiste à veiller à ce que les lois de son peuple soient respectées. C’est ce que fait Banry.
Béorf semblait véritablement malade et la soif commençait à tenailler sérieusement l’équipage.
Suivant l’adage populaire qui dit que la nuit porte conseil, les béorites se préparèrent pour dormir en mer.
Avant d’aller se coucher, Amos alla voir Béorf une dernière fois. Celui-ci avait l’air paisible et semblait dormir profondément. Le porteur de masques lui dit :
— Je ne sais pas si tu peux m’entendre, Béorf, mais… je m’excuse sincèrement de t’avoir traité de bêta. Ce n’était pas très gentil de ma part et mes mots ont dépassé ma pensée. Tu es mon meilleur ami et je veux que tu le restes ! Dors bien…
Amos retourna à l’avant du drakkar pour se coucher. Otarelle s’était fait une place près de lui.
— Alors, comment va ton ami ? demanda-t-elle.
— Je pense qu’il va mieux, répondit Amos. Il dort maintenant.
— Mais, c’est impossible, murmura Otarelle en grognant.
— Pourquoi cela serait-il impossible ? fit le porteur de masques.
— Non… Ce que je disais, balbutia la belle sirène, c’est… c’est qu’il est impossible qu’il n’aille pas mieux ! C’est un garçon très fort et je crois qu’il sera sur pied bientôt ! D’ailleurs, si tu le permets, je vais aller le veiller un peu. Je n’ai pas sommeil et il vaut peut-être mieux que quelqu’un demeure près de lui.
— Très bien, répondit Amos en bâillant. Tu nous avertiras s’il y a un changement… Bonne nuit !
— Bonne nuit et fais de beaux rêves ! lança Otarelle avec un magnifique sourire avant de se rendre au chevet de Béorf.
La sirène s’assit à côté du malade et fit semblant de lui prêter attention. Elle patienta ainsi jusqu’à ce que tous les béorites ronflent. La sorcière s’avança ensuite tout près de l’oreille de Béorf et elle lui marmonna :
— Je ne comprends pas que tu respires encore, sale moucheron ! Ta peau devrait être couverte de pustules… Tu ne devrais pas dormir non plus, mais crier au monde ta douleur ! Je t’ai sous-estimé… J’ai sous-estimé la force physique de ta race de dégoûtants barbares. Mais ce n’est pas grave parce que, maintenant, tu vas me dire où tu as caché l’œuf de dragon ! Réveille-toi ! Réveille-toi, sale marmouset !
— Quoi ? murmura Béorf dans un soupir. Qu’est-ce qui se passe ? Où suis-je ?
Otarelle lui glissa son couteau sous la gorge et demanda :
— Où as-tu caché l’œuf de dragon ? Allez, dis-le-moi !
— Mais… bafouilla le gros garçon, pourquoi fais-tu cela, Otarelle ? Pourquoi me menacer avec ton couteau ?
— Je ne suis pas une sirène, jeune imbécile ! avoua Baya Gaya. Je suis une sorcière qui va te découper en morceaux si tu ne me dis pas où est caché l’œuf !
— Mais… tu délires, Otarelle ! lança Béorf. Tu es beaucoup trop belle pour être une sorcière ! Les sorcières sont horribles, non ?
— Ah, mais quel lourdaud ! s’exclama la sirène, exaspérée. J’ai des pouvoirs, de très grands pouvoirs, dont celui de changer d’apparence à ma guise. J’ai ensorcelé ton ami Amos afin qu’il tombe éperdument amoureux de moi et ç’a été un jeu d’enfant ! J’ai trompé tout le monde sauf toi, mais cela n’a pas beaucoup d’importance maintenant, puisque tu vas mourir ! Dis-moi où est cet œuf et je ne te ferai pas souffrir…
— Je vais te le dire…, déclara Béorf en tremblant, mais… mais je veux voir ton véritable visage avant !
— La dernière volonté du condamné ! dit Baya Gaya en ricanant. C’est charmant ! Eh bien, grosse andouille, admire-moi…
Otarelle s’assura d’un coup d’œil que tout l’équipage dormait bien, puis prononça quelques formules magiques incompréhensibles.
La belle jeune fille disparut sous les yeux de Béorf et une vieille femme laide aux yeux presque blancs, à l’haleine fétide, aux rides profondes, aux cheveux gris clairsemés et d’une repoussante laideur la remplaça. Baya Gaya lui dit :
— Tu es content maintenant ? Regarde de quoi j’ai l’air ! Regarde bien, car c’est la dernière chose que tu verras avant de mourir ! ! ! Où as-tu caché cet œuf ? Parle !
— Je l’ai caché…, avoua Béorf en tremblant, je l’ai caché… dans le soulier d’Amos !
— Pardon ? demanda la vieille. Un œuf de dragon est beaucoup trop gros pour entrer dans un soulier !
— Exactement comme une vieille sorcière dans la peau d’une jolie fille ! lança Amos, debout à l’avant du bateau.
— SURPRISE ! cria Béorf en enfonçant son poing dans la mâchoire de la sorcière.
Baya Gaya tomba brutalement à la renverse en crachant ses deux dernières incisives. Lorsqu’elle se releva, une boule de feu lancée par Amos la heurta de plein fouet en enflammant ses vêtements. La sorcière dansa sur place en hurlant, puis elle se jeta par-dessus bord pour éteindre les flammes. Un petit nuage de vapeur s’éleva, suivi d’une exclamation de soulagement.
À ce moment, Piotr le Géant étira le bras et repêcha la vilaine par une jambe. Baya Gaya se débattit en hurlant des menaces dans un langage grossier. Goy saisit une rame du drakkar et lui en asséna un bon coup derrière la tête. La sorcière perdit immédiatement conscience.
À son réveil, la vieille femme était attachée en haut du mât, bien assise sur la barre transversale de la voile et ficelée au poteau comme un saucisson. Le soleil de midi frappait fort et le drakkar avançait rapidement.
— Mais qu’est-ce qui se passe ? cria la sorcière. Vous n’avez pas honte de traiter ainsi une vieille dame, bande de rustres ?
L’équipage éclata d’un grand rire franc. Béorf grimpa aux cordages et alla s’installer tout près de la prisonnière.
— Bonjour, jolie Otarelle ! Vous avez beaucoup moins de charme ce matin ! Vous avez passé une mauvaise nuit ?
— Mais que se passe-t-il ici ? demanda rageusement la sorcière. Tu devrais être mort et te voilà en train de me narguer ! Explique-moi ou je t’écorche vivant !
— Vous êtes dans une très mauvaise position pour menacer qui que ce soit ! assura Béorf en ricanant. Vous voyez le très gros béorite, en bas ? Il s’appelle Piotr ! Il a mauvais caractère et n’aime pas du tout les vieilles mégères. Nous l’avons chargé de garder un œil sur vous. Restez polie ou je lui dis de monter et…
— Pas nécessaire, gentil jeune garçon ! répliqua la vieille femme. Ce n’est VRAIMENT, mais VRAIMENT pas nécessaire ! Vous m’avez bien eu, Amos et toi, coquins, allez !
— Je dois dire que c’était bien joué de votre part. Nous avons marché dans votre truc de la sirène et je dois dire que, jusqu’à ce que nous allions dormir dans la grande tente sur l’île, les choses allaient sans doute selon votre plan d’origine. Amos est tombé dans le piège et je pense qu’il était vraiment amoureux de vous…
— Lorsqu’on a mes charmes, l’interrompit la sorcière, c’est bien normal !
— Ce qui vous a trahi, c’est votre chaîne en or et votre pendentif en forme de petit coffre.
— MAIS OÙ EST-IL ? JE NE LE SENS PLUS ! hurla Baya Gaya. RENDEZ-MOI MON PENDENTIF ! ! !
— Plus tard… Je termine mon histoire avant, dit calmement Béorf. Je me rappelais avoir vu ce collier quelque part, et puis je me suis souvenu que c’était Amos qui me l’avait fait remarquer ! Il était à ce moment-là autour du cou d’un corbeau, à Upsgran ! Drôle de coïncidence, n’est-ce pas ?
— Et alors ?…
— Eh bien, après votre petit tête-à-tête sur l’île, lorsque Amos est venu se coucher dans la grande tente, je l’attendais ! Nous avons sérieusement parlé d’Otarelle et, malgré son entêtement à me croire jaloux de lui, je lui ai rappelé le collier, le pendentif et le corbeau. Il s’est réveillé d’un coup ! Votre charme d’amour venait de s’évaporer ! Ensuite, en discutant calmement, nous en sommes venus à la conclusion que vous n’étiez pas réellement une sirène. Nous ne savions pas, par contre, quelles étaient vos intentions à notre égard ! C’est lorsque Amos m’a avoué qu’il vous avait parlé, sous l’effet du charme, de l’œuf de dragon que nous avons échafaudé un plan. Il semblait évidemment que vous vouliez nous…
— Mais le poison ? coupa la sorcière. Tu étais empoisonné, non ?
— Eh bien, non ! Je joue bien la comédie, n’est-ce pas ? Au matin, après l’histoire des araignées, nous étions certains de vos obscurs desseins. J’ai averti les béorites et, pendant qu’Amos et moi faisions semblant de nous disputer, Rutha a vérifié la nourriture et découvert que tout était empoisonné. Pour tenter de vous démasquer, nous avons joué votre jeu et embarqué quand même les victuailles à bord. Ensuite, nous avons feint de tout découvrir ! Nous avons joué la grande scène du désespoir et, moi… je me suis enfoncé le doigt dans la gorge au bon moment !
— Mais vous n’avez plus d’eau potable et plus de nourriture ! lança méchamment Baya Gaya. Vous allez tous mourir !
— Non, je ne crois pas… répliqua Béorf en ricanant. L’archipel est devant nous, à environ une journée de navigation. Le grand-père de Kasso a lui-même cartographié chacune des îles, une à une, et nous avons la certitude qu’il y a de l’eau potable et beaucoup de gibier à chasser. Les béorites ont des lois mais, chez nous, c’est le chef ou le capitaine d’un drakkar qui décide de la destinée de son équipage. Nous ne sommes pas assez bêtes pour nous laisser mourir en mer ! Avec leur discussion, Hulot et Helmic vous ont menée, c’est le cas de le dire, en bateau ! Encore une fois, vous êtes tombée dans notre piège ! C’était une belle mise en scène, n’est-ce pas ?
— GRRRRR ! rugit la sorcière. Je vous déteste… Je vous déteste tous !
— Oui, nous comprenons ! fit Béorf, rempli de fausse sympathie. Maintenant, à moi de poser des questions. Que nous voulez-vous et pourquoi avoir essayé de nous tuer ?
La sorcière raconta que l’avatar du dieu Loki, un loup gris, était venu la voir pour la charger de cette mission. Elle avait accepté de faire le travail par peur des représailles. Loki était une divinité fourbe qui combattait son ennui en semant la zizanie autour de lui. Son grand plaisir était d’humilier les mortels et d’abuser d’eux. Baya Gaya plaida sa cause en disant qu’elle n’était qu’une pauvre vieille femme et, qu’à son âge, on ne pouvait pas être bien méchant avec elle !
Béorf esquissa un large sourire. Il savait qu’on ne devient pas sorcière du jour au lendemain et qu’il faut avoir une âme noire pour pratiquer ce genre de magie. Les sorcières étaient des tueuses d’enfants qui ne se contentaient pas uniquement d’égorger des marmots ; elles les torturaient en se délectant de leurs cris. Elles pouvaient les plonger dans l’huile bouillante ou encore les faire cuire à la broche. Ces méchantes femmes dévoraient aussi leurs jeunes victimes et sacrifiaient d’innocents bambins au cours de cérémonies occultes dans les bois. La seule façon de se débarrasser d’une sorcière, presque immortelle, était de la faire brûler vivante. D’ailleurs, c’est ainsi que les parents de Béorf, Évan et Hanna Bromanson, étaient morts dans la ville de Bratel-la-Grande. Yaune le Purificateur les avait faussement accusés d’être des sorciers, et son armée les avait brûlés sur un bûcher.
Béorf descendit du mât et alla raconter à l’équipage ce qu’il venait d’apprendre.
— Par Odin ! s’exclama Banry, si Loki est contre nous… eh bien, nous ne sommes pas au bout de nos peines !
— Loki n’est pas fou, dit Amos après avoir réfléchi quelques secondes. Si nous réussissons à convaincre la déesse Freyja de lever sa malédiction, peut-être que notre action provoquera un rapprochement entre elle et Odin. Si les dieux du bien cessent leur querelle, ils seront plus forts pour combattre le mal ! Je pense que Loki ne peut pas consentir à un rapprochement entre Freyja et Odin. Ensemble, ces deux divinités seraient trop puissantes et elles l’écraseraient comme un vermisseau…
— Je pense que c’est tout à fait juste ! approuva Kasso.
— Voilà pourquoi il nous a envoyé cette sorcière ! conclut Banry. Elle devait faire échouer notre mission et nous découper en morceaux. Cela veut dire que…
— Cela veut dire que les sirènes sont toutes de méchantes sorcières et qu’il faut s’en méfier ! s’écria Goy, très content de lui.
— Non… répondit le capitaine. Cela veut dire que les dieux considèrent que nous avons une chance de convaincre Freyja et qu’ils prennent ce voyage très au sérieux ! C’est une excellente nouvelle !
— HOURRA ! cria l’équipage d’une seule et même voix.
— Allons à l’archipel nous restaurer ! lança Helmic en dansant sur le pont. Le ventre plein, nous vaincrons l’adversité !
Pendant que chacun retournait à sa rame, Béorf s’approcha d’Amos et lui demanda :
— Comment ça va ? Tu te sens bien ?
— Je me sens vraiment ridicule, répondit Amos en serrant les dents. Comment ai-je pu me faire avoir aussi facilement ? Je n’arrive pas à croire que je suis tombé amoureux de cette vieille chipie ! Quand je ferme les yeux, je vois Otarelle, si douce et si charmante… Je suis bouleversé !
— Ne t’en fais pas, dit le gros garçon pour le réconforter, tout le monde fait des erreurs, et moi le premier ! De toute façon, tu n’y pouvais rien… Son envoûtement était trop puissant.
— Merci de me le confirmer, soupira Amos. Je me sens moins bête…
— Ce n’est pas tout le monde qui a la chance d’être un aussi « joli garçon » que toi ! lança Béorf pour le taquiner. Tu es victime de ton succès avec les filles ! Même les sorcières te choisissent pour devenir leur amoureux !
— Ah, s’il te plaît, ne recommence pas !
— Très bien, je me tais… Mais quand même, cela doit être difficile pour toi d’être aussi beau !
— Tu n’arrêteras pas, hein ? Je vais subir tes sarcasmes pendant les semaines à venir, je le sens…
— Les années, tu veux dire ! conclut Béorf en riant de bon cœur. De très longues années…